En 2006, j'intègre une agence de communication à Marseille. Je sors de trois ans d'école d'arts graphiques, je suis plein d'enthousiasme, je pense savoir faire mon métier. Spoiler : non, je ne savais pas.

Petite anecdote au passage : je suis parti avant la dernière année de diplôme. Ce diplôme n'était pas reconnu par l'état, donc je me suis dit autant commencer à bosser. L'année suivante, il l'est devenu. Manque de chance. Mais finalement, le diplôme n'a jamais servi à rien dans ce métier. Ce qui compte, c'est d'avoir un book solide.

Vingt ans plus tard, en 2025, je suis freelance. J'ai travaillé sur des centaines de projets, pour des TPE, des grandes entreprises, des institutions. J'ai créé des logos, des identités complètes, des sites web, des campagnes d'affichage. J'ai traversé des révolutions technologiques, des modes graphiques, des crises, des burnouts.

Voici ce que 20 ans de graphisme m'ont appris.

Les débuts : un autre monde

Quand j'ai commencé en 2006, le métier était différent. Pas radicalement, mais suffisamment pour que je mesure aujourd'hui le chemin parcouru.

Les outils étaient plus limités

Photoshop, Illustrator, InDesign existaient déjà, mais avec beaucoup moins de fonctionnalités qu'aujourd'hui. Pas d'artboards multiples, pas d'export (vraiment) optimisé pour le web, pas de prototypage interactif, pas de synchronisation cloud. On travaillait en local, on sauvegardait sur des disques externes, on priait pour ne pas perdre nos fichiers.

On ne le mesure peut-être pas, mais c'est quand même plus facile de créer aujourd'hui. Les outils sont plus puissants, plus intuitifs, plus connectés. Ce qui prenait des jours à bidouiller se fait maintenant en quelques heures.

Les banques d'images étaient un luxe

Vous voulez une photo de qualité pour illustrer votre création ? En 2006, ça coûtait cher. Très cher. Les banques d'images professionnelles facturaient des centaines d'euros par visuel.

Quand Fotolia a débarqué avec ses photos à quelques euros, ça a été une révolution. L'accès à de la photographie de qualité pour créer est devenu accessible. On pouvait enfin illustrer nos projets sans exploser les budgets.

Aujourd'hui, avec des plateformes comme Unsplash ou Pexels qui proposent des milliers de photos gratuites, on a du mal à imaginer cette époque où trouver une image correcte était un casse-tête budgétaire.

Fotolia

Tout était tourné vers l'édition

En 2006, le digital existait, mais l'essentiel du travail était encore orienté print. Plaquettes, affiches, flyers, catalogues... On créait pour l'impression.

Et créer pour l'impression, c'était une autre époque. On se déplaçait chez l'imprimeur pour faire des "bons à tirer machine" : vérifier les couleurs sur les premières feuilles imprimées avant de lancer le tirage complet. On passait des heures à ajuster les teintes, à vérifier les repères de coupe, à s'assurer que tout était carré.

Maintenant, on imprime peu. La majorité de mes créations finissent sur des écrans, pas sur du papier.

Créer un site web était compliqué

En 2006, faire un site web, c'était un parcours du combattant. On avait peu de latitude créative à cause des contraintes techniques : connexions internet lentes, navigateurs capricieux, écrans en 1024x768...

Pas de vidéos (trop lourdes), pas d'animations élaborées (Flash était encore là mais déjà sur le déclin), 10 polices ultra basiques, des mises en page rigides en tableaux HTML. On créait avec un mouchoir de poche.

Aujourd'hui, avec le haut débit généralisé, les CSS modernes, les frameworks responsive, on peut créer des expériences web riches et fluides. C'est un autre monde.

Les grandes évolutions du métier

En 20 ans, le graphisme a connu des bouleversements majeurs. Certains outils ont disparu, d'autres sont apparus. Certaines pratiques sont devenues obsolètes, d'autres essentielles.

L'impression offset se fait rare

L'impression offset, la Rolls de l'impression professionnelle, se fait de plus en plus rare. Trop chère, trop longue à mettre en place pour des petits tirages. Elle reste pour les très gros volumes, mais l'impression numérique l'a largement remplacée pour le quotidien.

Résultat : on perd en qualité sur certains rendus (les Pantone parfaits, les vernis sélectifs, les dorures à chaud...), mais on gagne en réactivité et en flexibilité. On peut imprimer 50 flyers le lundi et 100 autres avec un texte modifié le mercredi. Impensable en offset.

On crée maintenant pour Instagram et TikTok

En 2006, les réseaux sociaux balbutiaient. Facebook était réservé aux étudiants américains, Instagram n'existait pas, TikTok non plus.

Aujourd'hui, une grosse partie de mon travail consiste à créer pour ces plateformes : posts Instagram, stories, reels, shorts YouTube... Des formats carrés, verticaux, des vidéos de 15 secondes, des animations pensées pour être scrollées rapidement.

C'est un exercice créatif totalement différent de la plaquette A4 ou de l'affiche 4x3. Il faut capter l'attention en une demi-seconde, faire passer un message en quelques images, penser mobile-first. C'est frustrant parfois (tout va si vite), mais c'est aussi stimulant.

InDesign a enterré QuarkXPress

Petite anecdote technique qui parlera aux vieux de la vieille : en 2006, on travaillait encore sur QuarkXPress pour la mise en page. C'était LE logiciel de référence en édition.

Puis InDesign est arrivé, plus moderne, mieux intégré à la suite Adobe, plus puissant. En quelques années, Quark s'est retrouvé à la cave. Aujourd'hui, plus personne ne l'utilise. InDesign a gagné.

Ça m'a appris qu'aucun outil n'est éternel. Qu'il faut rester curieux, tester les nouvelles solutions, ne pas s'accrocher à ce qu'on connaît juste par habitude.

Ce qu'on n'apprend pas à l'école

Quand on sort de l'école, on est loin d'être prêt. On a appris les bases : composition, typographie, couleurs, logiciels. Mais le vrai métier, on l'apprend sur le terrain.

On apprend à encaisser la critique

À l'école, vos créations sont jugées par des profs bienveillants qui vous encouragent. Dans la vraie vie, vos créations sont jugées par des clients qui ont leur propre vision, leurs propres goûts, leurs propres contraintes.

Et parfois, ils n'aiment pas. Ils trouvent ça trop coloré, pas assez moderne, trop épuré, pas assez original. Il faut apprendre à encaisser sans le prendre personnellement. Votre création n'est pas votre bébé, c'est un outil de communication pour le client.

J'ai mis des années à décorréler mon ego de mon travail. À accepter qu'une proposition refusée n'est pas un échec personnel, juste une direction qui ne convenait pas.

On apprend à défendre sa vision

À l'inverse, on apprend aussi à défendre ses choix créatifs. Un client qui vous dit "mettez tout en Comic Sans rose fluo", vous devez savoir expliquer pourquoi c'est une mauvaise idée.

Mais attention : expliquer, pas imposer. On n'apprend pas ça à l'école, cet équilibre subtil entre écouter le client et le guider vers la bonne solution. Il faut savoir argumenter, montrer pourquoi telle typo fonctionne mieux, pourquoi ces couleurs sont plus adaptées à sa cible, pourquoi cette mise en page est plus efficace.

Le graphiste n'est pas un exécutant qui fait ce qu'on lui dit. C'est un expert qui conseille et argumente. Mais qui sait aussi écouter et s'adapter.

On découvre ce qu'on veut vraiment faire

En 20 ans, j'ai tout fait : packaging, édition, signalétique, événementiel, print, web, story board... J'ai touché à tous les domaines du graphisme.

Et au fil du temps, j'ai compris ce que j'aimais vraiment : créer des identités visuelles complètes, concevoir des sites web, travailler sur la cohérence globale d'une marque. Les projets longs, les identités qui se déploient sur plusieurs supports, le travail d'accompagnement dans la durée.

J'ai aussi compris avec quels types de clients je ne veux plus travailler. Mais ça, on y revient juste après.

Les erreurs qui forgent

Vingt ans, c'est long. Assez long pour faire des erreurs. Beaucoup d'erreurs. Certaines m'ont coûté cher, d'autres m'ont fait grandir. Voici les principales leçons.

Les clients toxiques existent, et il faut savoir les éviter

J'ai eu une mauvaise expérience avec un client lorsque j’étais salarié. Un client qui met une pression folle, qui change d'avis tous les jours, qui prend vos idées pour les siennes afin d'en cueillir les lauriers. Un client toxique.

Ça m'a appris une chose essentielle : tous les clients ne sont pas bons à prendre. Un projet bien payé mais avec un client insupportable n'en vaut pas la peine. Vous allez y perdre votre énergie, votre santé mentale, votre envie de créer.

Aujourd'hui, je sais dire non. Je refuse les projets avec des red flags évidents : client qui dévalue votre travail dès le premier échange, client qui veut tout pour rien, client qui ne respecte pas votre expertise. La vie est trop courte pour travailler avec des gens toxiques.

Dire "oui" à tout peut devenir une force

Pendant longtemps, j'ai dit oui à tout. Même quand je ne savais pas faire. "Tu peux faire du motion design ?" Oui. "Tu sais créer un site e-commerce ?" Oui. "Tu peux faire de la 3D ?" Oui (bon, là j'ai menti, je ne sais toujours pas faire de la 3D).

Sur le moment, c'était stressant. Je devais apprendre en urgence, me former le week-end, bricoler des solutions. Mais au final, c'est devenu ma force : j'ai des compétences à beaucoup de niveaux.

Je ne suis pas le meilleur en illustration, pas le meilleur développeur web, pas le meilleur en packaging. Mais je sais faire un peu de tout, et ça me permet d'avoir une vision globale sur les projets. Je comprends les contraintes techniques, je peux anticiper les problèmes, je peux accompagner mes clients sur toute la chaîne créative.

Pendant longtemps, je n'ai pas vendu mes compétences techniques à mes clients, par choix lié à mon statut d'artiste-auteur. Mais le fait de connaître le développement m'a toujours énormément aidé au quotidien. Je crée des designs réalisables, pas des maquettes impossibles à intégrer. Je pense optimisation, performances, faisabilité technique dès la phase de conception. Cette connaissance transversale fait toute la différence entre un designer qui crée dans son coin et un designer qui comprend comment son travail va vivre techniquement.

Et bonne nouvelle : à partir de 2026, je vais pouvoir proposer cette compétence directement à mes clients. Une évolution qui va me permettre d'accompagner encore mieux les projets web de bout en bout.

Dire oui sans savoir faire, c'est risqué. Mais si vous êtes prêt à apprendre vite et à bosser dur, ça peut devenir un atout énorme.

Freelance, la liberté

Le passage en freelance : la meilleure décision

En 2022, après 16 ans en agence, je deviens freelance à 100%. Pas par choix au départ : j'ai été contraint de partir. Burnout, perte de confiance en mon patron, impossibilité de continuer dans ce cadre.

Retrouver la confiance

Je ne pouvais plus faire confiance à un patron après cette expérience. Freelance, c'était la seule option pour reprendre le contrôle.

Et finalement, ça a été salvateur. J'ai rencontré d'autres freelances, rejoint le collectif Brandparty, côtoyé des personnes compétentes et bienveillantes. Ça m'a fait énormément de bien.

Travailler avec des gens qui vous respectent, qui partagent vos valeurs, qui tirent vers le haut plutôt que vers le bas : ça change tout.

Le calme pour créer

J'adore le calme. Pour imaginer, pour créer, il n'y a pas mieux selon moi. Travailler depuis chez moi, sans open space bruyant, sans réunions qui s'enchaînent, sans interruptions constantes : c'est l'idéal pour moi.

Je peux très bien travailler en agence si une mission le nécessite, mais la liberté que m'offre le statut de freelance est inestimable. Je choisis mon environnement, mon rythme, mes horaires. Je travaille dans le silence quand j'ai besoin de concentration, je mets de la musique quand j'en ai envie, je prends une pause quand j'en ressens le besoin.

Ma hantise, ce sont les open spaces. Ces espaces censés favoriser la collaboration mais qui, en réalité, compliquent la concentration. Difficile de se plonger dans une création quand on est constamment sollicité.

Freelance, j'ai trouvé mon équilibre. Et cette liberté n'a pas de prix.

Ce qui ne change jamais

Malgré toutes ces évolutions, certaines choses restent immuables.

La passion de créer

Ce qui ne change pas, c'est ma passion pour imaginer des choses. Pour partir d'une page blanche et construire une identité, un univers visuel, une expérience. Cette excitation de chercher, d'explorer, de trouver LA bonne direction.

Vingt ans plus tard, je ressens toujours ce plaisir au moment où une création prend forme, où tout s'aligne, où je sais que c'est ça.

Retranscrire le besoin du client

Le graphisme, ce n'est pas de l'art. Ce n'est pas créer pour soi, pour s'exprimer personnellement. C'est créer pour un client, en fonction de ses besoins, de ses contraintes, de sa cible.

J'aime ce défi : comprendre ce que le client veut vraiment (pas toujours ce qu'il dit vouloir), capter l'essence de son activité, traduire ça visuellement. C'est un exercice d'écoute autant que de création.

La satisfaction client

Ce qui me fait le plus plaisir, c'est voir un client hyper heureux de la campagne que je lui ai créée. Ce moment où il découvre le résultat final, où ses yeux s'illuminent, où il dit "c'est exactement ça".

Toutes les heures passées à chercher, à ajuster, à peaufiner : elles valent le coup pour ce moment-là.

Mon regard sur l'avenir du métier

Vingt ans dans un métier, ça vous donne du recul. Je ne prédis pas l'avenir, mais je peux partager mon regard sur les évolutions en cours.

L'IA restera un outil

L'intelligence artificielle fait beaucoup parler. Certains pensent qu'elle va remplacer les graphistes. Je ne le crois pas.

L'IA, pour moi, c'est et ça restera un outil. Elle peut générer des images, proposer des variations, automatiser certaines tâches répétitives. Mais elle ne sait pas tout faire, et surtout, elle a besoin d'être encadrée.

Créer, imaginer : elle ne saura jamais faire. Elle n'a pas d'âme, pas de sentiments. Elle se contente de copier ce qui existe déjà, de mélanger des références, de produire du "moyen statistique". Elle ne crée rien de vraiment nouveau.

Les professionnels sont là pour encadrer ces outils, pour avoir la vision globale, pour faire les bons choix créatifs. L'IA ne comprend pas le contexte, la cible, les enjeux stratégiques. Un humain, oui.

Canva est catastrophique (mais révélateur)

Canva, c'est l'outil qui permet à n'importe qui de "faire du graphisme". Des templates tout faits, un peu de drag and drop, et hop, vous avez votre flyer.

C'est catastrophique pour la qualité visuelle globale. On voit des horreurs partout : des compositions bancales, des typos illisibles, des couleurs qui piquent les yeux.

Mais comme tout logiciel gratuit, le posséder ne fait pas de vous un graphiste. Avoir un four ne fait pas de vous un chef cuisinier. Avoir Canva ne fait pas de vous un créatif.

Et si un client se contente d'une création Canva faite par une personne dont ce n'est pas le métier, ce ne sera pas un bon client pour moi de toute façon. Les clients qui comprennent la valeur d'un travail professionnel continueront à faire appel à des professionnels.

Le papier disparaît (et ça fait mal au cœur)

Je vois le papier disparaître petit à petit. Moins de plaquettes, moins d'affiches, moins de catalogues. Tout migre vers le digital.

Ça fait mal au cœur. Tenir un papier entre ses mains, sentir la texture, voir les couleurs imprimées : c'est différent d'un écran tout froid. Le papier a quelque chose de tangible, de précieux, que le digital n'aura jamais.

Mais bon, il faut être honnête : cette évolution est compensée par de nouvelles possibilités créatives. On peut faire bouger nos créations, ajouter de l'interactivité, des animations, de la vidéo. On peut créer des expériences qu'on ne pourrait jamais faire sur papier.
Le print me manquera toujours. Mais le digital ouvre des portes créatives fascinantes.

Ce que je dirais à mon moi de 2006

Si je pouvais remonter le temps et parler au jeune graphiste de 2006 qui débarque en agence, voici ce que je lui dirais :

Tu ne sais rien encore, et c'est normal. L'école t'a donné des bases, pas une expertise. Sois humble, écoute, apprends de ceux qui ont de l'expérience.

Défends ton travail, mais écoute les critiques. Ton ego n'est pas ton travail. Une création refusée n'est pas un échec personnel.

Dis oui aux défis, même quand tu ne sais pas faire. Tu apprendras. Et ces compétences empilées deviendront ta force.

Évite les clients toxiques. Aucun montant d'argent ne vaut ta santé mentale. Apprends à dire non.

Les outils vont changer, les modes vont passer. Ce qui compte, c'est ta capacité à comprendre les besoins et à créer des solutions pertinentes. Le reste, c'est de la technique.

Prends soin de toi. Le burnout existe, il est réel, il peut te détruire. Ne sacrifie pas ta santé pour un job ou un client.

Le freelance sera la meilleure décision de ta vie. Ça prendra 16 ans avant d'y arriver, mais tu y seras tellement mieux.

Pour conclure

Vingt ans, c'est long et court à la fois. Long quand on regarde le chemin parcouru. Court quand on réalise tout ce qu'il reste à apprendre.

Le graphisme a changé, les outils ont évolué, les pratiques se sont transformées. Mais au fond, le métier reste le même : comprendre un besoin, imaginer une solution, créer quelque chose qui fonctionne.

J'ai encore des dizaines d'années devant moi. J'ai hâte de voir ce que les 20 prochaines m'apprendront.

Vous avez un projet ? Parlons-en.